
Reportage/ À Akouai Agban (Bingerville), la biodiversité se meurt, grosse ménace sur des propriétés terriennes!
Lemandatexpress – L’exploitation d’une carrière, à Akouai Agban, dans la commune de Bingerville, suscite des inquiétudes quant à la conservation de la biodiversité et la garantie de certaines propriétés terriennes.
À Akouai Agban, un désastre écologique et socioéconomique couve, loin des regards. Les propriétés terriennes jouxtant le flanc d’eau lagunaire se rétrécissent comme une peau de chagrin. Ce n’est guère la conséquence naturelle d’une érosion côtière, fruit du changement climatique, mais bien l’effet néfaste d’une activité extractive soutenue, qui résonne comme une menace certaine, tant sur la biodiversité que sur les biens personnels. Vu du grand carrefour de Gbrégbo, à quelque deux kilomètres de là, rien ne laisse présager ce spectacle ahurissant, qui vous prend aux tripes dès le premier contact. Mais en progressant au bout de cette étendue de terre, marquée par de multiples plaques signalétiques de propriétés, l’amer constat se fait.
C’est alerté par quelques publications d’articles de presse que nous décidons d’effectuer une visite des lieux. Accompagné de Monsieur Demouin Demouin Mathieu, membre de la famille Lokoman, qui possède des droits de propriété coutumiers sur environ 20 hectares de terres, nous voulons tâter la réalité du terrain. Il est un sachant, et sa présence est un atout crucial pour notre quête d’information.
La piste menant au site est dantesque. Boueuse et gorgée de sable par endroits, il faut toute la dextérité du jeune chauffeur de VTC qui nous conduit pour éviter un long parcours pédestre. « Il n’y a pas de route », avait en effet prévenu un conducteur de camion-benne croisé en chemin. Mais il en fallait plus pour décontenancer Youan Bi, notre chauffeur. Au bout de mille et une manœuvres courageuses, nous y sommes.

Il est un peu plus de 15 heures, ce jeudi 19 juin. Le concert de klaxons et de ronflements des camions-bennes chargés de sable, qui font des navettes incessantes, enfle davantage l’atmosphère bruyante de ce périmètre insulaire. Ils s’ajoutent au vrombissement assourdissant des engins motorisés affectés au dragage. Deux entreprises opèrent ici : Côte d’Ivoire Confianza et une autre non identifiée. À des dizaines de mètres, on aperçoit les montagnes de sable dragué qui surplombent la lagune. Le VTC, stationné à mi-distance, incapable d’avancer davantage, nous contraint à poursuivre à pied, à travers les marais, qui nous mordent les jarrets.
Alors que nous marchons, Monsieur Demoin a du mal à contenir son désarroi face à la transformation que subit, chaque jour, cette étendue de terre qui, à l’en croire, était d’une richesse écologique inouï. « Ici, se trouvait une mangrove. L’eau était derrière la mangrove. C’est suite aux travaux de dragage que le terrain se retrouve dans l’eau », nous dit-il, en prenant pour repère des tuyaux qui serpentent à même le sol pour plonger dans la lagune.

Témoignage émouvant
Ce sexagénaire, vêtu d’une culotte grise et d’un t-shirt rouge, le tout surmonté d’un chapeau Borsalino noir, poursuit son récit sur cet environnement qui a vu se succéder, selon, plusieurs groupes ethniques spécialisés dans la culture maraîchère. Son témoignage est émouvant et souligne la gravité de cette agression écologique, dans un contexte marqué par la lutte contre le changement climatique. La Côte d’Ivoire, qui vient de célébrer la Quinzaine de l’Environnement (du 04 au 17 juin), met un point d’honneur à la préservation de la biodiversité et des terres arables. La restauration des mangroves, notamment à travers le projet FOLAB, actif à Sassandra depuis 2021, apparaît à ce titre cruciale. Peut-être qu’un jour, ce domaine d’Akouai Agban bénéficiera-t-il de ce plan pour retrouver sa végétation initiale. En attendant, l’eau avance.

Quelques mètres en aval, sur le site où opère Côte Confianza, le travail bat son plein. Plongées dans la lagune, les dragueuses font jaillir le sable à un rythme effréné. Les pelleteuses chargent les camions. Sous un ciel menaçant, des travailleurs, blottis sous des abris de fortune en tôle, rechargent les accus. D’autres s’affairent autour d’un bulldozer visiblement hors service. Tout ce petit monde, ainsi que les visiteurs indésirables, sont surveillés par de multiples caméras braquées tels des miradors. Des chiens bergers font aussi partie du dispositif de sécurité. Ils peuvent être lâchés à tout moment pour chasser les impénitents, nous dit Monsieur Demouin.
Pour approcher la lagune et mesurer l’ampleur des travaux, notre guide est contraint de montrer patte blanche. « Je suis propriétaire du terrain. Vous me connaissez, n’est-ce pas ? lance-t-il aux ouvriers. Attachez vos chiens. Il ne faudrait pas qu’ils s’en prennent à nous. » La peur au ventre, nous avançons à pas feutrés pour ne pas susciter le courroux des canidés. Nous arpentons la ruelle sablonneuse qui fend cette carrière. Devant nous, à droite, une autre entreprise concurrente est en activité. Là-bas, tout se passe sans accrocs, même si nous apprenons qu’à un moment donné, l’opérateur a été tenté de franchir les limites de son périmètre réglementaire.

Sur le site de Côte d’Ivoire Confianza, l’animation est palpable. Il y a des allures de petit campement, avec un dortoir perché pour le patron des lieux, un petit commerce, un hangar géant, etc. Tout un dispositif qui sidère M. Demouin. Pour lui, l’entreprise n’a pas droit à une telle occupation. D’autant plus que, parallèlement à cette colonisation, l’extraction du sable a conduit à la destruction de mangroves et au remblayage de la lagune, impactant dangereusement les propriétés. « Vous voyez cette surface couverte de sable ? Tout ici, c’était de l’eau. Cela veut dire qu’il y a eu du remblai. Et c’est comme ça partout ici », explique celui qui se surnomme Bauer. C’est le plus naturellement que cette activité extractive provoque une montée de tension entre les propriétaires terriens et l’entreprise. La famille Lokoman, qui a cédé des parts de terrain à des projets immobiliers, dénonce vigoureusement ce qu’elle qualifie d’exploitation abusive de son patrimoine.
« Alors que les dégâts étaient encore minimes, nous avions attiré l’attention de Monsieur Ziad pour qu’il arrête les travaux. Nous lui avons dit de tirer le sable dans la lagune, selon les règles de l’art, sans casser le terrain », rappelle Monsieur Demouin Mathieu. Mais rien n’y fit visiblement. Et notre interlocuteur de revenir sur cet avertissement qu’il aurait asséné à l’époque : « J’ai dit, et même le chef le sait, que vous allez certainement chercher d’autres terrains pour nous donner. Car ce n’est pas sûr que vous puissiez supporter le prix que nous allons proposer en guise de dédommagement. Ils ont fait mine de s’exécuter avant de relancer les travaux ».

L’affaire au coeur d’un procès
De plus, il précise que l’entreprise n’était pas initialement installée sur ce domaine. « Nous n’avons signé aucune convention avec l’opérateur de la carrière Confianza. Au départ, ils opéraient à Gbrébo. Mais face à aux dénonciations des pêcheurs de ce village concernant l’impact négatif du dragage sur leur activité, ils se sont repliés sur notre espace avec la complicité de la chefferie Tchagba», pointe celui qui se surnomme Jack Bauer. Dans un souci d’équilibre de l’information, nous avons joint le chef d’Akouai Agban, nommément cité par le représentant de la famille Lokoman, pour avoir sa version des faits. Très ouvert, Nanan Adobi Aké nous a orienté auprès de l’attaché de presse de la chefferie, Claude Kouassi. Dans un échange téléphonique de quelques minutes, ce dernier nous dit calmement ceci : « L’affaire fait l’objet d’un procès. La chefferie se garde de tout commentaire pour ne pas déranger l’instruction judiciaire qui est en cours. En la matière, il est judicieux de verser tous les éléments nécessaire au procès et non à la presse ».
Toutefois, alors que les documents que nous avons consultés – notamment l’acte de cession aux entreprises de lotissement et le plan topographique – attestent du droit de propriété de la famille Lokoman sur l’espace objet de l’exploitation, celle-ci, par le biais de Demouin Mathieu, dénonce un crime de lèse-majesté. Dans l’évolution des choses, une portion du terrain cédé à une société de construction immobilière (SCI) a été réduite à 1,4 hectare, contre une superficie initiale de 3 hectares, en raison de l’avancée de la lagune, affirme notre interlocuteur. Ces travaux semblent dépasser la servitude lagunaire accordée par l’État de Côte d’Ivoire, garant de la protection de l’environnement, notamment en zone côtière. Certes, la carrière, nous dit-on, fut, un temps, fermé par l’arrondissement de la police maritime de Bingerville, mais cette mesure n’aura duré que quelques semaines. Depuis, les travaux continuent. Nous avons tenté de joindre M. Challad Ziad, le patron de Côte d’Ivoire Confianza, afin d’obtenir sa version des faits, mais nos tentatives sont restées vaines.
De toute évidence, si réparation il doit y avoir en ces lieux, sur le plan écologique, conformément aux normes environnementales, les travaux comprendront : le comblement des excavations, le nivellement du terrain, la reconstitution de la couche arable et la revégétalisation des zones concernées, après constatation du géomètre qui déterminera précisément la partie concernée.
Il est un peu plus de 16 heures lorsque nous nous apprêtons à quitter les lieux. Un camion chargé de sable sort de la carrière. Le chauffeur, très peu coopératif, peine à répondre à nos questions sur ses livraisons quotidiennes. « Ça dépend des commandes. On peut faire au moins trois voyages par jour », nous lance-t-il finalement, tout en manœuvrant à travers la piste détrempée.
Dans son sillage, nous rejoignons M. Youan Bi, notre chauffeur de VTC, qui nous ramène au village d’Akouai Agban, puis à Abidjan, sur des sonorités de la musique gouro. Chemin faisant, impossible de ne pas penser au spectacle qu’offre l’exploitation extractive à Akouai Agban et à son incidence sur la biodiversité.
Martial Galé
Encadré
Le cri de détresse d’un impacté
Acquéreur d’un terrain sur le site actuellement exploité par une entreprise de dragage, un promoteur immobilier, nommé Brou, ne cache pas son amertume. Cet entrepreneur, qui a acquis trois hectares de terre auprès de la famille Lokoman pour y ériger une résidence dit subir d’importants préjudices. « Nous avons perdu près d’un hectare, soit environ 8 000 m², engloutis dans l’eau à cause des activités non conformes de dragage. Aujourd’hui, notre projet est à l’arrêt. Nous ne pouvons pas travailler. C’est une grande perte morale, physique et financière », confie-t-il avec douleur. Selon lui, la transaction foncière a été conclue en 2023, après un an de négociations entamées dès 2022 avec la famille détentrice des droits coutumiers. Mais depuis le début des travaux de dragage, rien ne va plus. « Nous avons adressé des sommations interpellatives à Monsieur Ziad pour qu’il mette un terme à l’hémorragie », explique-t-il, précisant avoir participé à plusieurs rencontres initiées par l’arrondissement maritime de Bingerville. Un échange de courriels aurait même permis d’obtenir de Monsieur Ziad la reconnaissance des dommages causés. « Alors que nous étions en pleine négociation, nous l’avons surpris en train de consolider, en catimini, le terrain remblayé juste devant notre façade. C’est ce qui a motivé une opposition officielle à la mairie et au ministère compétent », poursuit-il. Face à cette situation, l’opérateur estime être victime d’une tentative de spoliation.
« Nous avons compris que ce monsieur et son entourage n’étaient pas dans une dynamique pacifique. Leur intention est clairement de nous arracher notre bien. Jusqu’à ce jour, cela fait quatre mois que nous attendons le courrier promis lors des réunions. Nous n’avons aucune nouvelle. » Et de conclure dans un cri du cœur : « La carrière est toujours en activité, je ne peux même pas dire ce qu’il me reste comme terrain. C’est pour cela que je lance un appel solennel au chef de l’État, qui a clairement affirmé sa volonté de protéger nos lagunes. Il est temps que cesse cette mascarade orchestrée par Monsieur Ziad et ses complices. » Sauf que ce dernier reste toujours fermé à nos messages et appels.
M.Galé































