
Entretien/ Charles Kouakou, réalisateur du film Toukpê : « Les alliances aident à régler des problèmes graves : des problèmes de mort d’hommes, des problèmes d’adultère, des problèmes politiques »
Lemandatexpress – Dans un contexte politique tendu à l’approche de la présidentielle, le réalisateur Charles Kouakou signe Toukpê, une fiction de 52 minutes qui explore les jeux d’alliances traditionnels comme instruments de paix. Entre anecdotes savoureuses et plaidoyer pour un retour aux valeurs ancestrales, il explique comment le cinéma peut aider à désamorcer les crises.
Vous êtes le réalisateur de Toukpê, une fiction de 52 minutes sur les jeux d’alliances. D’où vous est venue l’idée de ce film ?
Depuis 1990, nous avons constaté que notre jeunesse est souvent encline à la violence, parfois instrumentalisée par certains pour servir des intérêts égoïstes. Cela les conduit à poser des actes qui ont, malheureusement, de lourdes conséquences. Dans nos traditions, certains comportements ne doivent pas être commis envers certains groupes. J’ai donc jugé important d’utiliser le cinéma, l’un des outils les plus puissants d’éducation de masse, pour sensibiliser la jeunesse. Si l’on ne respecte pas certaines pratiques traditionnelles, on risque d’en payer le prix. Et quand la rétribution arrive, les concernés ignorent souvent à quel moment ils ont semé le mal. Dans ce cas, ni le pasteur ni l’imam ne peuvent régler le problème : seuls les rites traditionnels le peuvent. C’est pourquoi nous avons choisi le cinéma pour rappeler à notre jeunesse un ensemble de valeurs qui irriguent notre culture et qui permettent de vivre en paix et en harmonie.
Peut-on dire qu’il s’agit d’un appel à un retour aux sources et aux valeurs cardinales de nos traditions ?
Je ne dirais pas que nous avons perdu nos sources. Observez nos cérémonies : on commence toujours par une libation, en invoquant les ancêtres pour qu’ils nous assistent et éloignent tout esprit de discorde. Cela se fait même en présence du président ou des ministres. C’est une preuve que nous sommes conscients de l’importance de nos traditions. Malheureusement, beaucoup ne font plus attention. Chez nous, en Afrique, on ne tue pas : on laisse le jugement aux ancêtres, car leur verdict est sûr, tandis que nous, humains, pouvons nous tromper. Bref, nous n’avons pas perdu nos traditions, mais certains éléments méritent d’être remis au goût du jour, notamment les alliances interethniques.
Quelle est la trame du film ?
Toukpê est une fiction ; nous ne voulions pas faire un documentaire, car il existe trop d’alliances et de raisons historiques pour les expliquer en seulement 52 minutes. Nous avons donc choisi de montrer que les alliances peuvent résoudre des conflits à travers plusieurs tableaux :
Premier tableau : Un lieutenant yacouba, le jour de l’anniversaire de sa femme gouro, revient de mission annulée avec des cadeaux. Il trouve sa femme et son cousin dans la chambre conjugale. Grosse interrogation : que va-t-il faire ? Il a une arme, mais il connaît le poids des alliances…
Deuxième tableau : M. Atta, un Bron, marié à une Baoulé, glisse lors d’une dispute et meurt accidentellement. Comment gérer ce drame alors que Bron et Baoulé sont alliés ?
Troisième tableau : M. Soro, un politicien sénoufo, arme des jeunes pour prendre le pouvoir. Mais il se rend compte qu’il ne peut pas verser le sang d’un Peulh ou d’un Lobi, ses alliés. Il comprend alors que le combat doit se limiter aux urnes. Ce passage montre aussi que les intérêts des politiciens et des jeunes qu’ils manipulent sont souvent opposés : beaucoup de jeunes cherchent la crise, non pour un idéal, mais pour piller et imposer leur propre justice. Finalement, grâce aux alliances, ils renoncent à la violence.
Est-ce que le film est une alerte, notamment dans le contexte électoral actuel ?
Toukpê n’a pas été produit spécifiquement pour les élections de 2025. Je vous dis, depuis 1990, notre jeunesse a souvent été utilisée lors des crises pré- et post-électorales. Nous avons vu des personnes décliner dans leur vie simplement parce qu’elles ont transgressé ces alliances. Même des pasteurs ont dû revenir à la raison et régler des problèmes de manière traditionnelle. C’est ça que nous voulons mettre en exergue. Et si nous nous approprions ces valeurs-là, on n’a pas besoin d’attendre les élections. On devrait pouvoir vivre en paix. Et il ne peut pas y avoir de développement s’il n’y a pas de paix. Il ne peut pas y avoir de partage de richesses s’il n’y a pas de paix. Et donc le message du film, c’est simplement dire qu’il faut que nous acceptions de vivre en paix et, si nous avons des problèmes, nous pouvons régler ces problèmes-là de façon traditionnelle. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les alliances aident à régler des problèmes, et quelquefois des problèmes graves : des problèmes de mort d’hommes, des problèmes d’adultère, des problèmes politiques. Nous avons pris des situations graves, où l’ego est devant, et nous avons réglé ça à partir des alliances.
Il est clair toutefois que les élections approchent et les tensions sont perceptibles…
Maintenant, c’est vrai que les élections arrivent, il y a des tensions. C’est normal. Ça ne peut pas se faire autrement. On ne peut pas faire la cuisine sans feu. Choisir quelqu’un qui va gouverner pendant cinq ans suscite forcément des tensions. Mais il faut éviter l’escalade : une élection, c’est un seul jour. Après le 25 octobre, c’est terminé. J’aime comparer cela au football. Autrefois, un match ASEC–Africa se terminait dans le sang. Aujourd’hui, qui se blesse encore pour un match ? Personne. Les supporters ont compris que les joueurs sont amis en dehors du terrain. En politique, c’est pareil. Tous ceux qui sont en train de nous parler aiment la Côte d’Ivoire. Mais chacun pense que le chemin pour se développer ou pour apporter le développement est différent. Et si vous aimez la Côte d’Ivoire, et que vous êtes en train d’œuvrer pour améliorer les conditions de vie des Ivoiriens à travers votre politique, vous n’avez pas le droit de créer la chienlit. Créer la chienlit, c’est la preuve que vous n’aimez pas la Côte d’Ivoire. Et après, on se rend compte que tous ces hommes politiques, après les élections, s’appellent, se parlent, leurs enfants sont ensemble. Pourquoi allons-nous mourir pour ça ?
En quoi les alliances peuvent-elles prévenir les crises ?
Celui qui comprend l’alliance n’est pas violent. Ce qui crée les crises, c’est l’ego. Nous oublions que nous sommes tous mortels : allez visiter le musée humain (cimetière) pour le réaliser. Les alliances servent à tuer nos égos. Je vous donne une anecdote : récemment, en partance pour Daoukro, un jeune policier m’a arrêté et a mis mes papiers dans sa poche en plaisantant que ma voiture lui appartenait, car il était Bron et moi Baoulé. Je lui ai répondu sur le même ton. Finalement, il m’a laissé repartir après un échange amusant et un petit sacrifice symbolique. Cette plaisanterie met de côté nos égos et désamorce les tensions. Les alliances ont pour but de tuer les égos. Moi, je suis Baoulé : quand je vois le ministre Adjoumani, c’est un ministre d’État. Mais je peux le chahuter. Et lui, en se rendant compte que je suis Baoulé, ne peut pas dire : “Arrêtez-le, mettez-le en prison.” Il ne le peut pas. C’est cela, l’esprit de la plaisanterie des alliances. C’est aussi pourquoi les peuples qui n’ont pas d’alliés — heureusement, ils ne sont pas nombreux — restent souvent proches de leur ego. Nos ancêtres ont créé ce jeu d’alliance pour nous rapprocher et nous unir. Si nous le pratiquons, nous serons heureux, parce que notre Côte d’Ivoire sera en paix. Et si la Côte d’Ivoire est en paix, elle pourra se développer. Et si elle se développe, chacun pourra en bénéficier.
Le film mentionne Mme Goudou Raymonde, ministre-gouverneure du district autonome des Lacs, comme personne ressource. Quelle a été sa contribution ?
Après les événements de 2020 à Toumodi, elle a estimé que les alliances pouvaient apaiser les tensions et régler des problèmes. Elle a d’ailleurs créé le festival N’Zrama dont parle aussi le film. Ce festival a un volet économique et un volet culturel qui met en valeur les alliances interethniques. Elle a donc décidé de soutenir la production de Toukpê pour contribuer à l’apaisement de notre environnement.
Quel est le plan de diffusion du film ?
Nous avons lancé « La route de la paix par les alliances », une caravane de projections publiques organisées avec les cadres régionaux. Ces projections réunissent toutes les communautés : ceux qui ne connaissaient pas leurs alliés les découvrent, on explique les règles des alliances avant chaque projection. Nous sommes déjà passés par Toumodi, Daoukro et Dimbokro et nous continuerons ailleurs.
Le feed-back est-il à la hauteur de vos attentes ?
Absolument. À Toumodi, aujourd’hui, quand vous arrivez, les gens qui ne parlaient pas d’alliance se chahutent, se parlent, les différentes communautés échangent. Ça va permettre de désamorcer les tensions. Parce que lorsqu’on se parle, on se comprend. À Daoukro, on a vu que tout le monde était là. Les sensibilités politiques, le président du conseil régional, cadre du PDCI, était là. Il a pris la parole pour parler de paix. Les gens du RHDP étaient là. Les jeunes étaient là. Je pense que le préfet a délivré aussi un très, très bon message. Ça a été la même chose à Dimbokro. Et je pense que tout ça, l’un dans l’autre, peut contribuer un peu à l’apaisement du pays.
Une diffusion télévisée est-elle prévue ?
Cela viendra, car Mme la ministre de la Culture l’a promis. Vous savez, ce n’est pas le même effet : on peut diffuser un film à la télévision, et il sera largement regardé, mais ce n’est pas ce que nous recherchons. Nous utilisons le film comme un prétexte pour réveiller les alliances, c’est pourquoi nous privilégions la diffusion de proximité.
Un mot sur la production et les acteurs ?
Vous savez, pour un projet comme celui-ci, le casting est primordial. Nous avons donc choisi des acteurs que nous connaissons bien, pas forcément des célébrités, mais capables de transmettre les émotions que nous recherchions. Comme nous sommes une structure de production, Yatigué, habituée à travailler avec des comédiens, nous avons ciblé des profils précis. Nous avons tout de même intégré quelques figures connues, comme Diémory, qui incarne l’honorable Soro dans le film. Je pense que notre objectif a été atteint : en regardant Toukpê, on retrouve exactement ce que nous voulions transmettre. Les acteurs ont su livrer la profondeur et l’intensité nécessaires à ce drame. Le film dure 52 minutes et a été tourné en 15 jours, principalement à Toumodi, dans une très belle ambiance.
Avez-vous un message pour terminer ?
J’appelle nos cadres régionaux à s’approprier ce projet. Ils peuvent soutenir les projections gratuites pour leurs populations. Notre souhait, c’est d’offrir gratuitement ces projections publiques. Certes, il y a des coûts, notamment pour la location des écrans, mais le jeu en vaut la chandelle : une Côte d’Ivoire en paix est une Côte d’Ivoire qui se développe, et chacun y trouvera son compte.
Réalisé par Martial Galé






























